"Le Peuple miniature" : quand un documentaire fait de la télé-réalité avec le monde animal
LE PLUS. France 2 propose ce soir, dimanche 20 avril, "Le Peuple miniature". Un documentaire sur le monde animal et plus particulièrement, les petites bêtes : rongeurs ou araignées. Problème : des scènes ont été entièrement inventées, voire, n'ont jamais eu lieu. Un montage qui pose des questions sur la frontière entre documentaire, fiction et télé-réalité, explique François Jost, analyste des médias.
Édité par Rémy Demichelis Auteur parrainé par Hélène Decommer

Un chipmunk se remet d'une bataille, "Le Peuple miniature" (FRANCE2/CAPTURE).
"Le Peuple miniature", qui passe ce soir en prime-time sur France 2 nous promet une nouvelle façon d’observer les animaux. Co-produit par la BBC, par Discovery, France Télévisions et CCTV9, ce film élaboré à partir de 41 tournages dans le monde est un assurément un grand spectacle.
Ne boudons pas notre plaisir : certaines images sont magnifiques et leur qualité est extraordinaire. Mais est-ce vraiment un documentaire ? C’est toute la question que nous invite à méditer le dossier de presse qui présente le film "comme une nouvelle frontière du genre documentaire" ?
Tandis que le montage nous fait connaître les "jeunes héros" - un ouistiti, une souris-sauterelle, une musaraigne-éléphant un petit écureuil et un toupaille -, le commentaire, dit par Cécile de France, nous expose le programme narratif de ce que nous allons voir :
"Pour la première fois, une caméra nous invite à découvrir la vie de cinq de ces étonnantes créatures aux quatre 'coins' de la terre [c’est la quadrature du cercle !]. Une formidable aubaine de pénétrer dans l’intimité de ce petit monde au moment précis où nos héros tout jeunes encore vont partir pour la plus grande des aventures : quitter le monde de l’enfance. Mais cet univers est truffé de dangers. Les prochaines 48 heures seront décisives : s’ils survivent à leur première nuit en solitaire, ils auront franchi une étape essentielle : ils seront devenus adultes".
"Koh-Lanta" version rongeurs contre serpents
Ne croirait-on pas assister au début d’une télé-réalité ? Toute la rhétorique y est : la "première fois", les "aventures", clichés du langage de ce genre télévisuel.
On croirait entendre l’animateur de "Koh-Lanta" présenter les candidats à la survie dans leur île ou celuide "Loft story" vantant la capacité du dispositif à nous faire pénétrer dans leur intimité. Mais ce début rappelle encore bien d’autres programmes du même genre, dont le but est d’organiser les épreuves initiatiques qui vont permettre aux candidats de passer de l’enfance à l’âge adulte.
Décidément, l’empire de la télé-réalité ne cesse de s’étendre. Même le documentaire emprunte ses codes.
une suite de films-catastrophes
L’un des éléments qui sépare la fiction du documentaire, c’est sa capacité à pénétrer dans la tête des personnages. Alors qu’un récit de fiction peut nous faire accéder aux pensées, aux sentiments et au regard des personnages, par une voix over ou par des raccords, le documentaire est condamné à rester à l’extérieur, sauf à faire des interviews des personnes rencontrées.
Or, dans "Le Peuple miniature", le but affiché est de montrer ce que "ressent une souris", pour laquelle une crue de rivière devient un tsunami ou un gland qui tombe une météorite.
Bien sûr, la représentation de ce ressenti n’échappe pas à la fiction : les bruits sont amplifiés pour imiter ceux qu’on entend dans n’importe quel film américain rythmé par des explosions.
À aucun moment, on ne tient compte du fait que la perception humaine n’est pas la perception universelle. Il serait instructif, pourtant, de savoir comment une souris perçoit réellement le monde. En fait, ce n’est pas le but de ce film - alors même que le documentaire doit nous apprendre sur le monde.
Le but est de construire une suite de films-catastrophes qui se présentent plus comme des pastiches de genre que comme des témoignages de la réalité. Chaque séquence est d’ailleurs accompagnée de la musique de film renvoyant au genre. Dans le désert américain, toute bataille devient un western. En fait, il s’agit de refaire créer des effets spectaculaires dus au changement d’échelle, comme dans le film de Walt Disney, "Chérie, j’ai rétréci les gosses".
Parfois comme un dessin animé en 3D
Devant des images aussi surprenantes, on se demande comment le réalisateur a pu faire pour les capter. En l’occurrence, on a mêlé des techniques traditionnelles et des effets spéciaux. On sait que, dans les films animaliers, certaines scènes sont tournées en studio, si l’on peut dire, en terrarium, par exemple pour les insectes.
Ici, il y a plus. D’abord, une quantité impressionnante de ralentis et d’accélérés. Rares sont les moments, où l’on a l’impression de voir la vraie réalité, comme elle se déroule.
À force de trucages, on ressent une impression d’irréalité, qui évoque par moments les dessins animés fabriqués par ordinateur.
Les combats entre animaux étaient déjà organisés dans les films de Walt Disney, comme "Le Désert vivant" (1953), mais là ils sont carrément truqués, exactement comme ceux que l’on construit pour les films de fiction, comme "L’Ombre et la proie", par exemple. On a filmé séparément le prédateur et la proie et on a assemblé les images en post-production. Et, sauf pour les spécialistes, il est très difficile de détecter l’effet spécial. Encore plus difficile pour le public enfantin à qui ce film s’adresse en priorité.
Un "docu-fiction" avant tout
Le documentaire repose sur la confiance du spectateur dans celui qui filme la réalité, sur la confiance de ne pas la manipuler. Or, ici, il est impossible d’accorder cette confiance au réalisateur. Tout est reconstruit et ce que nous voyons finalement ce n’est pas la quotidienneté des animaux prise sur le vif mais des reconstitutions. France Télévisions se vante d’avoir fait franchir au documentaire une "nouvelle frontière".
Cette frontière n’est pas nouvelle, c’est celle qui sépare le documentaire de la fiction. "Le Peuple miniature" mérite plus que n’importe quel programme l’étiquette "docu-fiction".
Comme toute fable mais aussi comme toute télé-réalité, pour souligner la vertu pédagogique de ce qu’on vient de voir, tout finit par une morale (dans "Secret story", elle est donnée dans la version quotidienne). "Rien ne vaut une famille sur qui on peut compter", telle est la morale du Far-West et de sa souris.
Pour tous, "la confrontation avec les épreuves les a fait grandir". Tamia a retenu la leçon : "bravoure, solidarité, esprit de groupe pour survivre". Une parfaite morale de service publique. Mais faut-il mettre ceux qui sont devenus cette semaine des "êtres sensibles" dans les conditions de la télé-réalité pour nous rappeler ces valeurs ?